Islam/islamisme
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Islam/Islamisme des différences ?
Islam/islamisme
Hamed Abdel-Samad : "L'islamisme est présent dans la naissance même de l'islam"
Best-seller en Allemagne, son essai polémique "Le Fascisme islamique" ne paraîtra pas en France. Entretien avec un penseur menacé de mort par les islamistes.
Propos recueillis par Thomas Mahler
Dans "Le Fascime islamique", Hamed Abdel-Samad montre que la violence est consubstantielle à l'islam, même s'il reconnaît que le Coran peut aussi être lu dans sa dimension "éthique" et "spirituelle".
i Dans "Le Fascime islamique", Hamed Abdel-Samad montre que la violence est consubstantielle à l'islam, même s'il reconnaît que le Coran peut aussi être lu dans sa dimension "éthique" et "spirituelle".
Fils d'imam et ancien membre des Frères musulmans dans sa jeunesse, le Germano-Égyptien Hamed Abdel-Samad est devenu, en Allemagne, une figure médiatique de la critique de l'islam, ce qui lui a valu plusieurs fatwas et menaces de mort. La traduction de son best-seller Le Fascisme islamique, essai virulent qu'on pourrait comparer au travail du Michel Onfray athéologue et qui établit des parallèles entre islamisme et idéologie fasciste, devait paraître en France le 16 septembre. Mais fin juillet, l'éditeur Piranha s'est ravisé, expliquant à l'auteur qu'il ne mesurait pas les risques pour la sécurité de sa petite structure, tout en ne voulant pas « apporter de l'eau au moulin » de l'extrême droite après l'attentat de Nice. L'affaire a déclenché un tollé dans la presse allemande, qui a rappelé que le livre d'Hamed Abdel-Samad était certes critiquable, mais qu'il avait pu paraître sans problème aux États-Unis début janvier après avoir été publié en Allemagne en 2014 par un grand éditeur (Droemer Knaur).
En exclusivité pour Le Point, l'auteur a accepté à la fois de s'exprimer sur cette polémique éditoriale, mais aussi sur le fond d'un ouvrage que les lecteurs français ne liront donc pas à la rentrée.
La traduction de votre essai Le Fascisme islamique devait paraître le 16 septembre, mais votre éditeur Piranha a brusquement fait volte-face. Que s'est-il passé ?
Fin juillet, Jean-Marc Loubet (NDLR : cofondateur et patron de Piranha) a envoyé un mail à mon éditeur allemand annonçant qu'il retire le livre. Il a expliqué qu'au vu de l'actualité sanglante en France, il avait consulté sa petite équipe. Ils ont décidé à l'unanimité de ne pas le publier pour deux raisons. Le premier argument, c'est qu'on ne mesure pas le risque physique d'une publication en France. Selon ses mots, « ça peut être nul, ça peut être mortel ». Je comprends que c'est plus facile de cibler une petite maison d'édition, qui n'a pas les moyens d'assurer une protection à sa porte. Si Jean-Marc Loubet avait fini son mail là-dessus, j'aurais dit OK et accepté sans problème ce retrait. Je vis sous protection policière, j'ai reçu des menaces de mort, et je ne peux pas demander aux autres de prendre le même risque. Moi, je prends ce risque car je crois intimement qu'être effrayé face à des menaces n'arrangera pas les choses. Au contraire, plus nous serons silencieux et plus nous aurons peur, plus les islamistes seront brutaux, car ils ne fonctionnent que selon cette logique : tuer et effrayer. C'est la stratégie du terrorisme. Mais j'aurais compris la décision de Jean-Marc Loubet, car c'est une affaire de vie ou de mort.
En revanche, ce que je n'accepte pas, c'est son deuxième argument, d'ordre moral. Il a écrit qu'il ne voulait pas « apporter de l'eau au moulin de l'extrême droite ». Ça, c'est l'argument typique d'un chantage moral auquel je suis sans cesse confronté. Je suis un penseur libre, qui n'appelle pas à la violence, qui ne stigmatise pas les musulmans – au contraire, je les défends comme êtres humains –, mais qui s'en prend à une idéologie que j'estime violente. J'ai le droit, en Allemagne, plus de 200 ans après Kant et 230 ans après Voltaire, de publier ces pensées sans devoir avoir peur et être terrifié. C'est pour ça que je suis tellement en colère. Jean-Marc Loubet a essayé de transformer la peur en une action vertueuse. Je trouve ça très dangereux. Le Spiegel l'a bien expliqué : c'est une défaite non seulement contre l'islamisme, mais aussi contre l'extrême droite.
Votre livre a été publié en Allemagne et aux États-Unis sans que cela pose de problèmes. Serait-ce plus compliqué en France ?
Il y a chez vous des critiques de l'islam, je pense notamment au remarquable 2084 : la fin du monde de Boualem Sansal. C'est donc plus lié à un éditeur précis. Mais c'est le début d'une certaine humeur qui pourrait se répandre en France et qui m'effraie. J'aime tellement ce pays que je n'aimerais pas le voir succomber à une autocensure et à des arguments qui expliquent qu'un écrivain a une responsabilité et qu'il doit préserver les susceptibilités. Ça serait une catastrophe pour la qualité du débat intellectuel. Et qui, plus qu'un éditeur, est censé défendre ces débats ? Le livre est l'endroit privilégié pour avoir ces discussions. Si nous n'exprimons pas notre esprit critique, alors nous permettrons à l'extrême droite de monopoliser ces sujets et de se présenter comme la garante de la démocratie et de la liberté d'expression, ce qui n'est évidemment pas vrai. En nous retirant de ces sujets, nous leur offrons cet espace.
Vous êtes le fils d'un imam égyptien et, étudiant, vous étiez membre des Frères musulmans. Qu'est-ce qui vous a amené à devenir si critique envers votre religion d'origine ?
Déjà, je ne me considère ni comme musulman ni comme ancien musulman. Je suis convaincu qu'un être humain ne devrait pas se définir, positivement ou négativement, à travers une religion. Je suis critique envers l'islam, comme envers toutes les religions en général. Ce qui m'a fait prendre conscience de ça, c'est que j'ai grandi dans une société où on ne pouvait pas exprimer ses pensées clairement. J'avais sans cesse une voix extérieure et une voix intérieure, différentes, ce qui est courant quand vous êtes dans une communauté religieuse où vous ne pouvez pas exprimer vos doutes. Or, je voulais être libre. C'est pour ça que j'ai quitté l'Égypte pour venir en Allemagne.
Plusieurs personnalités musulmanes ont appelé à votre mort, dont un professeur de l'estimée université Al-Azhar au Caire. Votre vie est-elle en danger ?
Il y a ces fatwas, mais aussi des djihadistes qui veulent me supprimer. Je ne peux pas dévoiler les détails, mais ma protection policière a été brusquement augmentée. Quand je prends un avion par exemple, quelqu'un m'accompagne. J'ai demandé ce qui s'est passé, et ils m'ont juste donné quelques éléments sur un djihadiste allemand parti en Syrie et qui a évoqué mon nom à des djihadistes ici. C'est évidemment effrayant, mais je n'ai pas arrêté de faire des discours publics.
Dans Le Fascisme islamique, vous commencez par établir un parallèle entre les mouvements fascistes et les Frères musulmans, fondés dans les années 1920 par Hassan el-Banna. Quels seraient selon vous leurs points communs ?
Ce n'est pas seulement les Frères musulmans, mais l'islam politique dans son ensemble. Le premier point commun, c'est l'idée d'avoir été choisi, d'être des gens qui sont supérieurs au reste de l'humanité. Vous pouvez lire ça dans le Coran, où les musulmans sont considérés comme la meilleure communauté n'ayant jamais existé. Allah leur donne une responsabilité particulière d'être ses représentants sur terre. Vous avez ça aussi dans le fascisme : « Nous sommes la race supérieure. » Deuxième point commun : la culture de la mort. Dans les deux idéologies, la mort est glorifiée, car la vie et l'individu ne comptent pas. Ce qui est important, c'est la nation ou la religion. Troisième parallèle : l'idée de combat, le Kampf en allemand et le djihad en arabe. Vous ne vous battez pas pour vivre, mais vous vivez pour vous battre. Le combat, en lui-même est une fin en soi, et pas seulement un moyen pour atteindre des buts politiques. Quatrième point commun : l'idée d'ennemis intérieurs et extérieurs. Pour les nazis, l'ennemi à l'extérieur, c'est l'Ouest, et à l'intérieur, les juifs et l'extrême gauche. Pour les islamistes, c'est les autres. Il y a d'abord eu les juifs, les chrétiens ou les non-croyants dans le Coran, puis ont suivi les croisés, les colonialistes et aujourd'hui l'Occident dans son ensemble. L'histoire est conçue comme une seule ligne directrice, et l'ennemi reste toujours le même. L'Occident sera toujours le mal, c'est immuable. Cinquième point commun : la déshumanisation et l'animalisation de l'ennemi. Le Coran qualifie les non-croyants de chiens, singes ou porcs. Si vous déshumanisez des personnes, vous leur ôtez le droit d'exister. C'est ainsi plus facile de les exterminer en masse sans problème de conscience. Ce que les nazis faisaient très exactement en qualifiant les juifs de cafards ou de rats. Enfin, regardez les buts de ces idéologies. Hitler voulait régner sur la planète entière, être « le maître du monde ». Ces mêmes mots se retrouvent dans les discours d'Hassan el-Banna.
Le monde musulman est aujourd'hui frappé par la violence. Mais l'histoire coloniale ou la géopolitique n'expliquent-elles pas davantage ces fractures que la nature même de l'islam ?
Bien sûr, si vous cherchez à comprendre les origines du terrorisme actuel, tout ne vient pas du Coran. Il y a des raisons géopolitiques, et évidemment les États-Unis et d'autres pays occidentaux ont une implication dans les guerres en Irak et Syrie. Mais vous ne pouvez épargner la religion en disant qu'elle n'a rien à voir avec cette violence. Pour en arriver au terrorisme, il faut d'abord une culture favorable, c'est-à-dire qui accepte la violence comme solution politique. C'est, je crois, ce qui se passe dans le monde islamique, car la religion, loin de condamner cette violence, fournit des arguments en sa faveur. Vous avez aussi une violence domestique, dans les familles. Quand un enfant grandit et voit sa mère se faire frapper par son père, il apprend que la violence est la première solution aux problèmes sociaux.
Vous avez confié que votre père battait votre mère, et que vous-même aviez subi des violences enfant. Ne faites-vous pas de votre histoire personnelle une généralité ?
Ce n'était pas un cas individuel, mais cela concernait toutes les familles que je connaissais enfant. Ces violences conjugales ne sont pas une petite minorité. C'est un vrai problème culturel, car le Coran encourage le mari à corriger sa femme si elle n'obéit pas. La religion est un moteur dans la façon de concevoir son couple ou d'éduquer les enfants. Son influence est considérable. Une autre raison de la violence dans le monde musulman, c'est l'insécurité des jeunes hommes dans notre époque moderne. D'un côté, on leur enseigne la certitude que l'islam est la vraie religion, que vous ne pouvez pas faire ça car c'est haram et que vous irez en enfer, sinon. Mais de leur côté, ils sont confrontés à la société moderne, libre et multiculturelle. Il leur est difficile de ne pas mordre dans le fruit défendu, mais après ça, ils se sentent coupables, et retournent vers un discours religieux les ramenant en arrière : « Tu es un pêcheur, reviens à Dieu. » La voie express, c'est le djihad. Mourir en tant que martyr, c'est la seule garantie d'aller directement au paradis. Dites-moi pourquoi un être humain voudrait se tuer tout en supprimant des dizaines de personnes comme ce qui est arrivé à Nice ou à Orlando ?
Mais la culture occidentale a elle aussi ses tueurs de masse !
Oui, mais il y a des raisons psychologiques qui expliquent ces tueurs de masse. Ce sont des profils qui ont été confrontés à la violence dans leur parcours. À Munich, Ali David Sonboly, le tueur germano-iranien, avait par exemple été la victime d'humiliations à l'école. Mais on ne peut pas trouver ces explications psychologiques chez tous les djihadistes. Ceux qui ont projeté le 11 septembre 2001 venaient souvent de familles riches, sans problèmes psychologiques apparents. C'est l'endoctrinement idéologique, l'utopie dans leur tête qui les a poussés à faire ça. Dans beaucoup de cas de tueurs de masse, le désespoir est la cause du passage à l'acte. Alors que pour la majorité des terroristes islamiques, c'est au contraire l'espoir d'atteindre quelque chose de supérieur. Ils ne sont pas déprimés en commettant les tueries. Au contraire, ils sourient. Ça fait une grande différence.
Quand vous présentez Mahomet comme un chef guerrier menant des purges et qui, aujourd'hui, serait responsable de « crimes contre l'humanité », n'est-ce pas de la provocation ?
Non, car ce sont des choses décrites dans les récits islamiques. Mahomet aurait par exemple ordonné en un seul jour la décapitation de 400 à 900 juifs qui s'étaient pourtant rendus. La violence appartient bien sûr à la culture de cette époque. Mais aujourd'hui, s'il venait avec le même message, comme le fait d'annoncer que si vous allez en enfer, votre peau sera brûlée et que vous aurez une nouvelle peau pour sentir la même douleur à nouveau, on le qualifierait de psychopathe et on ne le prendrait pas au sérieux. Or ce message est tellement important aujourd'hui pour deux seules raisons : il est vieux d'un point de vue historique et 1,5 milliard de gens y croient. Si l'islam n'était pratiqué que par un petit groupe, on le considérerait comme une secte.
N'y a-t-il rien de bon pour vous dans une religion qui répond aussi à des aspirations spirituelles ?
Je dissocie trois niveaux différents dans le Coran. Le premier, c'est l'aspect documentaire qui décrit comment s'est développée une communauté autour de Mahomet, avec notamment les guerres qu'il a menées. C'est un document historique à inscrire dans un certain contexte, et auquel on ne peut plus se référer aujourd'hui. Mais il y a deux autres niveaux qui peuvent continuer à inspirer les croyants. L'un concerne l'éthique générale, comme les principes de justice et de pardon, le fait de respecter les animaux et la nature en ne détruisant pas une création parfaite, la quête de la connaissance... Et l'autre concerne la dimension spirituelle. Il y a des passages merveilleux et poétiques dans le Coran qui vous touchent. C'est l'une des facettes de Mahomet, qui a vécu une expérience spirituelle forte, méditant sur l'univers et les merveilles de Dieu. Mais il y a aussi chez lui une dimension sociale et politique, qui elle peut être très dangereuse si on l'use politiquement aujourd'hui. Je ne dis donc pas qu'il faut tout jeter dans le Coran. Mon prochain essai, qui sera publié en Allemagne en octobre, s'intitule d'ailleurs Coran : le message d'amour, le message de haine. Je montre l'ambivalence de ce livre. Mais si des gens croient que le Prophète est un modèle absolu à suivre, ça débouche sur des choses effrayantes comme Daech.
N'est-ce pas historiquement absurde d'établir des parallèles entre une religion apparue au VIIe siècle dans la péninsule arabique et le nazisme, une idéologie athée du XXe siècle née en Occident ?
C'est une question que je me suis posée durant toute l'écriture du livre. Mais l'islam n'est pas qu'une religion, c'est aussi une idéologie politique. Dès les origines, quand Mahomet se rend à Médine, elle est par nature une religion politique, car il n'était pas juste un prophète ou prédicateur, mais aussi un homme d'État, général d'armée, ministre des Finances, juge et policier. D'autre part, le fascisme n'est pas qu'un mouvement politique, mais c'est aussi une religion civile, avec un leader infaillible qui a accès à une vérité et qu'on n'a pas le droit de questionner.
Si on adopte un point de vue farouchement athée, toutes les religions – et surtout les monothéismes – peuvent être perçues comme ayant une dimension totalitaire. Ce n'est pas une exclusivité de l'islam...
Bien sûr. Les religions polythéistes, du fait de la diversité des dieux, sont moins enclines à ça. Il y a une place pour la négociation. Pour les naissances, vous vous adressez au dieu de la fertilité, en cas de décès au dieu de la mort... Vous n'êtes pas sous un contrôle unique. Mais les monothéismes, avec un Dieu jaloux, ont par essence quelque chose de totalitaire. Prenez l'épisode du sacrifice d'Abraham. Vous avez un père qui doit tuer son fils. Il faut obéir à une loi, en ignorant tout rationalisme ou dimension humaniste. Si le leader dit : « tue », vous obéissez... Les théologiens juifs et chrétiens ont par la suite transformé cette histoire en expliquant qu'il ne faut plus tuer d'êtres humains pour plaire à Dieu. Mais dans le Coran, c'est une preuve que si Dieu vous donne un ordre, vous l'exécutez. C'est un argument-clé des martyrs, pour qui il ne faut pas se soucier du sang versé, car Dieu sait ce qui est le meilleur pour vous.
Pour vous, il est artificiel de séparer islam et islamisme. Pourquoi ?
J'ai d'abord pensé qu'il était juste de dire que l'islam et l'islamisme sont deux choses bien distinctes. Mais j'en suis arrivé à la conclusion que ce n'est pas rendre service aux musulmans. Il s'est passé la même chose avec le communisme, quand on expliquait que la théorie marxiste est bonne, et que c'est simplement la pratique stalinienne qui était mauvaise. En faisant cela, on ne critique jamais le fond des choses. Qu'est-ce que l'islamisme ? C'est la volonté de contrôler le monde. D'où cela vient-il ? Du Coran et de la pratique du Prophète. Il veut faire de l'islam une religion universelle, quitte à utiliser la violence. L'invention de l'islamisme est dans la naissance même de l'islam. Les frontières entre les deux sont très floues.
Mais la majorité des musulmans vivent pacifiquement !
Bien sûr. C'est pour ça qu'il faut distinguer l'islam comme idéologie et les musulmans en tant qu'êtres humains. La majorité d'entre eux ne connaissent pas le Coran dans son intégralité. Et la majorité des croyants ne transposent pas tout ce qu'ils ont lu dans le Coran dans leur vie de tous les jours. Une victime yézidie d'un des commandants de Daech a raconté qu'il lui a dit qu'en la violant, il se rapprochait de Dieu. Qui sur terre sortirait une telle horreur s'il n'avait pas lu des textes expliquant que Dieu offre les femmes et les esclaves comme un présent ? Seules les religions peuvent vous convaincre que vous faites le bien en commettant des actes monstrueux. Heureusement, les croyants tirent de la religion des aspects qui leur ressemblent. Les musulmans pacifiques retiennent du Coran les passages pacifiques, tout comme les djihadistes citent les passages les plus guerriers. Chacun y trouve ce qui renforce son identité.
En politique, vous ne croyez pas aux « islamistes modérés », comme on a un temps pu présenter Erdogan. L'islam ne serait-il pas compatible avec la démocratie ?
Non, tout comme le christianisme ou le judaïsme. Si ces religions détiennent le pouvoir, elles ne sont pas compatibles avec la démocratie. D'abord parce que Dieu est le législateur, et non pas les humains, car il en sait plus que nous. Deuxièmement, parce que la démocratie suppose l'égalité entre tous les humains. Dans l'islam, il y a les humains en première classe – les musulmans –, d'autres en seconde classe – les juifs et les chrétiens –, et puis les non-croyants, qui n'ont aucune place. Enfin, la démocratie suppose une autonomie de l'individu, de son esprit comme de son corps. L'islam intervient jusque dans les domaines les plus intimes, et me dit quand je peux faire l'amour et avec qui. C'est pour ça que les États islamiques ont tant de problèmes avec les droits de l'homme. Mais, et je me répète, cela ne signifie bien sûr pas que les musulmans en tant que personnes ne peuvent pas être démocrates. Beaucoup sont profondément démocrates, mais ils ne tirent pas cela de la loi islamique, mais de leur expérience personnelle. En démocratie, les religions peuvent être représentées par des groupes d'influence au même niveau que les autres lobbys, mais elles ne peuvent pas être au-dessus des autres et détenir le pouvoir. Prenez le Vatican, on ne peut pas appeler ça une démocratie (rires). J'adore le pape François, mais il reste un dictateur.
Vous votez SPD, mais vous vous êtes plusieurs fois exprimé dans des meetings du parti populiste AFD (Alternative pour l'Allemagne). Ne jouez-vous pas le jeu de l'extrême droite ?
J'ai été invité par tous les partis : SPD, CDU, Verts, libéraux... Je m'exprime librement. Et à quoi sert la démocratie si ce n'est de discuter avec des gens qui ne sont pas d'accord avec vous ? Quand j'ai parlé devant l'AFD à Berlin et à Munich, c'était à un moment de polarisation importante autour des migrants. Autour, il y avait des manifestations antifascistes. J'ai dit que ces clivages étaient un poison, et qu'il fallait prouver que nous sommes toujours une démocratie dans laquelle on peut discuter sereinement. Nous avons besoin d'un débat sérieux sur l'islam, mais nous devons aussi épargner les réfugiés, qui ne peuvent pas se défendre. Parlons de politique, mais ne laissons pas la colère nous emporter contre ces musulmans. Nous avons besoin d'eux si nous voulons vaincre le terrorisme et devenir une vraie société multiculturelle.
Dans le livre, vous êtes très critique envers Thilo Sarrazin, figure de proue en Allemagne des positions contre l'immigration musulmane.
Parce qu'il stigmatise ces gens et ne croit pas en leur potentiel. Pour l'extrême droite, l'islam comme idéologie et les musulmans comme personnes humaines sont la même chose. Mais non !
L'Allemagne a elle aussi été touchée en juillet par le terrorisme. Cela marquera-t-il un tournant similaire aux agressions sexuelles de Cologne, qui ont traumatisé l'opinion dans votre pays ?
Cologne a mis fin à une période d'optimisme. Les Allemands avaient fait un accueil chaleureux aux migrants, les attendant dans les gares avec fleurs et ours en peluche. Il y avait un sentiment joyeux. Mais Cologne a mis un terme à ça, car personne ne pensait qu'une intimidation de masse comme ça envers des femmes pouvait arriver en Allemagne. Maintenant, après le terrorisme en juillet, on se demande s'il faut s'habituer à des attentats tous les jours dans les médias. Entre le 11 Septembre et les attentats de Madrid ou Londres, il y avait plusieurs années. Mais depuis le Bataclan, le rythme s'est accéléré. Les gens se disent qu'il doit y avoir une corrélation entre la présence des musulmans dans notre société et ce terrorisme, car il n'y a pas d'attaques dans un pays comme... (il hésite)... disons l'Islande. La société n'est pas prête à digérer ça d'une manière sereine. N'oubliez pas que l'Allemagne est une démocratie récente, en comparaison avec vous. En France, avec votre Révolution et votre Marseillaise, vous avez toujours une mystique nationale à offrir aux immigrés. En Allemagne, la démocratie est née d'une catastrophe, le nazisme. Quelle identité peut regrouper tous ces gens ensemble ? Les Allemands se sentent fébriles face à ça, les Turcs émigrés en Allemagne votent en majorité pour Erdogan en dépit de toutes ses violations démocratiques, et les réfugiés sont venus ici avec des illusions – une belle maison, un travail –, mais ils se retrouvent dans des cagibis et n'ont guère de perspective de devenir des membres de cette société. Tout cela va créer des tensions. Le débat politique devient très nerveux. Mais j'espère montrer qu'on peut parler de ces choses sans avoir peur. On peut battre l'extrême droite comme l'islamisme si nous croyons profondément en notre démocratie.
« Le futur appartient au multiculturalisme et à la flexibilité », écrivez-vous dans le livre. « Ceux qui pratiquent l'hygiène identitaire et érigent des remparts autour de leur culture ou de leur religion ont perdu la partie depuis longtemps. » Vous restez donc optimiste ?
La démocratie ne peut jamais être détruite de l'extérieur. Ce n'est que de l'intérieur, quand les gens abandonnent leurs principes ou deviennent indifférents, qu'elle peut s'écrouler. Battons-nous pour nos valeurs, et nous gagnerons contre les extrémistes – nationalistes comme islamistes –, car nous avons le meilleur modèle, qui fascine bien plus de gens à travers le monde que l'islamisme. Mais si nous permettons aux terroristes de nous intimider, et si nous les laissons censurer notre imagination artistique ou nos livres par peur de heurter des sensibilités religieuses, nous allons perdre. Ce qui m'effraie le plus, c'est la peur qui paralyse ou qui rend violent. N'opposons ainsi pas la haine à la haine en suivant la logique primitive des extrémistes. Mais je continue à croire dans le bon sens et l'esprit de ce continent. Nous avons atteint le meilleur niveau de vie de toute l'histoire humaine. C'est un fait, ce n'est pas une utopie, concept qui a toujours débouché sur des catastrophes. L'Europe n'est pas parfaite, mais c'est un projet collectif sur lequel il faut travailler tous les jours !
Best-seller en Allemagne, son essai polémique "Le Fascisme islamique" ne paraîtra pas en France. Entretien avec un penseur menacé de mort par les islamistes.
Propos recueillis par Thomas Mahler
Dans "Le Fascime islamique", Hamed Abdel-Samad montre que la violence est consubstantielle à l'islam, même s'il reconnaît que le Coran peut aussi être lu dans sa dimension "éthique" et "spirituelle".
i Dans "Le Fascime islamique", Hamed Abdel-Samad montre que la violence est consubstantielle à l'islam, même s'il reconnaît que le Coran peut aussi être lu dans sa dimension "éthique" et "spirituelle".
Fils d'imam et ancien membre des Frères musulmans dans sa jeunesse, le Germano-Égyptien Hamed Abdel-Samad est devenu, en Allemagne, une figure médiatique de la critique de l'islam, ce qui lui a valu plusieurs fatwas et menaces de mort. La traduction de son best-seller Le Fascisme islamique, essai virulent qu'on pourrait comparer au travail du Michel Onfray athéologue et qui établit des parallèles entre islamisme et idéologie fasciste, devait paraître en France le 16 septembre. Mais fin juillet, l'éditeur Piranha s'est ravisé, expliquant à l'auteur qu'il ne mesurait pas les risques pour la sécurité de sa petite structure, tout en ne voulant pas « apporter de l'eau au moulin » de l'extrême droite après l'attentat de Nice. L'affaire a déclenché un tollé dans la presse allemande, qui a rappelé que le livre d'Hamed Abdel-Samad était certes critiquable, mais qu'il avait pu paraître sans problème aux États-Unis début janvier après avoir été publié en Allemagne en 2014 par un grand éditeur (Droemer Knaur).
En exclusivité pour Le Point, l'auteur a accepté à la fois de s'exprimer sur cette polémique éditoriale, mais aussi sur le fond d'un ouvrage que les lecteurs français ne liront donc pas à la rentrée.
La traduction de votre essai Le Fascisme islamique devait paraître le 16 septembre, mais votre éditeur Piranha a brusquement fait volte-face. Que s'est-il passé ?
Fin juillet, Jean-Marc Loubet (NDLR : cofondateur et patron de Piranha) a envoyé un mail à mon éditeur allemand annonçant qu'il retire le livre. Il a expliqué qu'au vu de l'actualité sanglante en France, il avait consulté sa petite équipe. Ils ont décidé à l'unanimité de ne pas le publier pour deux raisons. Le premier argument, c'est qu'on ne mesure pas le risque physique d'une publication en France. Selon ses mots, « ça peut être nul, ça peut être mortel ». Je comprends que c'est plus facile de cibler une petite maison d'édition, qui n'a pas les moyens d'assurer une protection à sa porte. Si Jean-Marc Loubet avait fini son mail là-dessus, j'aurais dit OK et accepté sans problème ce retrait. Je vis sous protection policière, j'ai reçu des menaces de mort, et je ne peux pas demander aux autres de prendre le même risque. Moi, je prends ce risque car je crois intimement qu'être effrayé face à des menaces n'arrangera pas les choses. Au contraire, plus nous serons silencieux et plus nous aurons peur, plus les islamistes seront brutaux, car ils ne fonctionnent que selon cette logique : tuer et effrayer. C'est la stratégie du terrorisme. Mais j'aurais compris la décision de Jean-Marc Loubet, car c'est une affaire de vie ou de mort.
En revanche, ce que je n'accepte pas, c'est son deuxième argument, d'ordre moral. Il a écrit qu'il ne voulait pas « apporter de l'eau au moulin de l'extrême droite ». Ça, c'est l'argument typique d'un chantage moral auquel je suis sans cesse confronté. Je suis un penseur libre, qui n'appelle pas à la violence, qui ne stigmatise pas les musulmans – au contraire, je les défends comme êtres humains –, mais qui s'en prend à une idéologie que j'estime violente. J'ai le droit, en Allemagne, plus de 200 ans après Kant et 230 ans après Voltaire, de publier ces pensées sans devoir avoir peur et être terrifié. C'est pour ça que je suis tellement en colère. Jean-Marc Loubet a essayé de transformer la peur en une action vertueuse. Je trouve ça très dangereux. Le Spiegel l'a bien expliqué : c'est une défaite non seulement contre l'islamisme, mais aussi contre l'extrême droite.
Votre livre a été publié en Allemagne et aux États-Unis sans que cela pose de problèmes. Serait-ce plus compliqué en France ?
Il y a chez vous des critiques de l'islam, je pense notamment au remarquable 2084 : la fin du monde de Boualem Sansal. C'est donc plus lié à un éditeur précis. Mais c'est le début d'une certaine humeur qui pourrait se répandre en France et qui m'effraie. J'aime tellement ce pays que je n'aimerais pas le voir succomber à une autocensure et à des arguments qui expliquent qu'un écrivain a une responsabilité et qu'il doit préserver les susceptibilités. Ça serait une catastrophe pour la qualité du débat intellectuel. Et qui, plus qu'un éditeur, est censé défendre ces débats ? Le livre est l'endroit privilégié pour avoir ces discussions. Si nous n'exprimons pas notre esprit critique, alors nous permettrons à l'extrême droite de monopoliser ces sujets et de se présenter comme la garante de la démocratie et de la liberté d'expression, ce qui n'est évidemment pas vrai. En nous retirant de ces sujets, nous leur offrons cet espace.
Vous êtes le fils d'un imam égyptien et, étudiant, vous étiez membre des Frères musulmans. Qu'est-ce qui vous a amené à devenir si critique envers votre religion d'origine ?
Déjà, je ne me considère ni comme musulman ni comme ancien musulman. Je suis convaincu qu'un être humain ne devrait pas se définir, positivement ou négativement, à travers une religion. Je suis critique envers l'islam, comme envers toutes les religions en général. Ce qui m'a fait prendre conscience de ça, c'est que j'ai grandi dans une société où on ne pouvait pas exprimer ses pensées clairement. J'avais sans cesse une voix extérieure et une voix intérieure, différentes, ce qui est courant quand vous êtes dans une communauté religieuse où vous ne pouvez pas exprimer vos doutes. Or, je voulais être libre. C'est pour ça que j'ai quitté l'Égypte pour venir en Allemagne.
Plusieurs personnalités musulmanes ont appelé à votre mort, dont un professeur de l'estimée université Al-Azhar au Caire. Votre vie est-elle en danger ?
Il y a ces fatwas, mais aussi des djihadistes qui veulent me supprimer. Je ne peux pas dévoiler les détails, mais ma protection policière a été brusquement augmentée. Quand je prends un avion par exemple, quelqu'un m'accompagne. J'ai demandé ce qui s'est passé, et ils m'ont juste donné quelques éléments sur un djihadiste allemand parti en Syrie et qui a évoqué mon nom à des djihadistes ici. C'est évidemment effrayant, mais je n'ai pas arrêté de faire des discours publics.
Dans Le Fascisme islamique, vous commencez par établir un parallèle entre les mouvements fascistes et les Frères musulmans, fondés dans les années 1920 par Hassan el-Banna. Quels seraient selon vous leurs points communs ?
Ce n'est pas seulement les Frères musulmans, mais l'islam politique dans son ensemble. Le premier point commun, c'est l'idée d'avoir été choisi, d'être des gens qui sont supérieurs au reste de l'humanité. Vous pouvez lire ça dans le Coran, où les musulmans sont considérés comme la meilleure communauté n'ayant jamais existé. Allah leur donne une responsabilité particulière d'être ses représentants sur terre. Vous avez ça aussi dans le fascisme : « Nous sommes la race supérieure. » Deuxième point commun : la culture de la mort. Dans les deux idéologies, la mort est glorifiée, car la vie et l'individu ne comptent pas. Ce qui est important, c'est la nation ou la religion. Troisième parallèle : l'idée de combat, le Kampf en allemand et le djihad en arabe. Vous ne vous battez pas pour vivre, mais vous vivez pour vous battre. Le combat, en lui-même est une fin en soi, et pas seulement un moyen pour atteindre des buts politiques. Quatrième point commun : l'idée d'ennemis intérieurs et extérieurs. Pour les nazis, l'ennemi à l'extérieur, c'est l'Ouest, et à l'intérieur, les juifs et l'extrême gauche. Pour les islamistes, c'est les autres. Il y a d'abord eu les juifs, les chrétiens ou les non-croyants dans le Coran, puis ont suivi les croisés, les colonialistes et aujourd'hui l'Occident dans son ensemble. L'histoire est conçue comme une seule ligne directrice, et l'ennemi reste toujours le même. L'Occident sera toujours le mal, c'est immuable. Cinquième point commun : la déshumanisation et l'animalisation de l'ennemi. Le Coran qualifie les non-croyants de chiens, singes ou porcs. Si vous déshumanisez des personnes, vous leur ôtez le droit d'exister. C'est ainsi plus facile de les exterminer en masse sans problème de conscience. Ce que les nazis faisaient très exactement en qualifiant les juifs de cafards ou de rats. Enfin, regardez les buts de ces idéologies. Hitler voulait régner sur la planète entière, être « le maître du monde ». Ces mêmes mots se retrouvent dans les discours d'Hassan el-Banna.
Le monde musulman est aujourd'hui frappé par la violence. Mais l'histoire coloniale ou la géopolitique n'expliquent-elles pas davantage ces fractures que la nature même de l'islam ?
Bien sûr, si vous cherchez à comprendre les origines du terrorisme actuel, tout ne vient pas du Coran. Il y a des raisons géopolitiques, et évidemment les États-Unis et d'autres pays occidentaux ont une implication dans les guerres en Irak et Syrie. Mais vous ne pouvez épargner la religion en disant qu'elle n'a rien à voir avec cette violence. Pour en arriver au terrorisme, il faut d'abord une culture favorable, c'est-à-dire qui accepte la violence comme solution politique. C'est, je crois, ce qui se passe dans le monde islamique, car la religion, loin de condamner cette violence, fournit des arguments en sa faveur. Vous avez aussi une violence domestique, dans les familles. Quand un enfant grandit et voit sa mère se faire frapper par son père, il apprend que la violence est la première solution aux problèmes sociaux.
Vous avez confié que votre père battait votre mère, et que vous-même aviez subi des violences enfant. Ne faites-vous pas de votre histoire personnelle une généralité ?
Ce n'était pas un cas individuel, mais cela concernait toutes les familles que je connaissais enfant. Ces violences conjugales ne sont pas une petite minorité. C'est un vrai problème culturel, car le Coran encourage le mari à corriger sa femme si elle n'obéit pas. La religion est un moteur dans la façon de concevoir son couple ou d'éduquer les enfants. Son influence est considérable. Une autre raison de la violence dans le monde musulman, c'est l'insécurité des jeunes hommes dans notre époque moderne. D'un côté, on leur enseigne la certitude que l'islam est la vraie religion, que vous ne pouvez pas faire ça car c'est haram et que vous irez en enfer, sinon. Mais de leur côté, ils sont confrontés à la société moderne, libre et multiculturelle. Il leur est difficile de ne pas mordre dans le fruit défendu, mais après ça, ils se sentent coupables, et retournent vers un discours religieux les ramenant en arrière : « Tu es un pêcheur, reviens à Dieu. » La voie express, c'est le djihad. Mourir en tant que martyr, c'est la seule garantie d'aller directement au paradis. Dites-moi pourquoi un être humain voudrait se tuer tout en supprimant des dizaines de personnes comme ce qui est arrivé à Nice ou à Orlando ?
Mais la culture occidentale a elle aussi ses tueurs de masse !
Oui, mais il y a des raisons psychologiques qui expliquent ces tueurs de masse. Ce sont des profils qui ont été confrontés à la violence dans leur parcours. À Munich, Ali David Sonboly, le tueur germano-iranien, avait par exemple été la victime d'humiliations à l'école. Mais on ne peut pas trouver ces explications psychologiques chez tous les djihadistes. Ceux qui ont projeté le 11 septembre 2001 venaient souvent de familles riches, sans problèmes psychologiques apparents. C'est l'endoctrinement idéologique, l'utopie dans leur tête qui les a poussés à faire ça. Dans beaucoup de cas de tueurs de masse, le désespoir est la cause du passage à l'acte. Alors que pour la majorité des terroristes islamiques, c'est au contraire l'espoir d'atteindre quelque chose de supérieur. Ils ne sont pas déprimés en commettant les tueries. Au contraire, ils sourient. Ça fait une grande différence.
Quand vous présentez Mahomet comme un chef guerrier menant des purges et qui, aujourd'hui, serait responsable de « crimes contre l'humanité », n'est-ce pas de la provocation ?
Non, car ce sont des choses décrites dans les récits islamiques. Mahomet aurait par exemple ordonné en un seul jour la décapitation de 400 à 900 juifs qui s'étaient pourtant rendus. La violence appartient bien sûr à la culture de cette époque. Mais aujourd'hui, s'il venait avec le même message, comme le fait d'annoncer que si vous allez en enfer, votre peau sera brûlée et que vous aurez une nouvelle peau pour sentir la même douleur à nouveau, on le qualifierait de psychopathe et on ne le prendrait pas au sérieux. Or ce message est tellement important aujourd'hui pour deux seules raisons : il est vieux d'un point de vue historique et 1,5 milliard de gens y croient. Si l'islam n'était pratiqué que par un petit groupe, on le considérerait comme une secte.
N'y a-t-il rien de bon pour vous dans une religion qui répond aussi à des aspirations spirituelles ?
Je dissocie trois niveaux différents dans le Coran. Le premier, c'est l'aspect documentaire qui décrit comment s'est développée une communauté autour de Mahomet, avec notamment les guerres qu'il a menées. C'est un document historique à inscrire dans un certain contexte, et auquel on ne peut plus se référer aujourd'hui. Mais il y a deux autres niveaux qui peuvent continuer à inspirer les croyants. L'un concerne l'éthique générale, comme les principes de justice et de pardon, le fait de respecter les animaux et la nature en ne détruisant pas une création parfaite, la quête de la connaissance... Et l'autre concerne la dimension spirituelle. Il y a des passages merveilleux et poétiques dans le Coran qui vous touchent. C'est l'une des facettes de Mahomet, qui a vécu une expérience spirituelle forte, méditant sur l'univers et les merveilles de Dieu. Mais il y a aussi chez lui une dimension sociale et politique, qui elle peut être très dangereuse si on l'use politiquement aujourd'hui. Je ne dis donc pas qu'il faut tout jeter dans le Coran. Mon prochain essai, qui sera publié en Allemagne en octobre, s'intitule d'ailleurs Coran : le message d'amour, le message de haine. Je montre l'ambivalence de ce livre. Mais si des gens croient que le Prophète est un modèle absolu à suivre, ça débouche sur des choses effrayantes comme Daech.
N'est-ce pas historiquement absurde d'établir des parallèles entre une religion apparue au VIIe siècle dans la péninsule arabique et le nazisme, une idéologie athée du XXe siècle née en Occident ?
C'est une question que je me suis posée durant toute l'écriture du livre. Mais l'islam n'est pas qu'une religion, c'est aussi une idéologie politique. Dès les origines, quand Mahomet se rend à Médine, elle est par nature une religion politique, car il n'était pas juste un prophète ou prédicateur, mais aussi un homme d'État, général d'armée, ministre des Finances, juge et policier. D'autre part, le fascisme n'est pas qu'un mouvement politique, mais c'est aussi une religion civile, avec un leader infaillible qui a accès à une vérité et qu'on n'a pas le droit de questionner.
Si on adopte un point de vue farouchement athée, toutes les religions – et surtout les monothéismes – peuvent être perçues comme ayant une dimension totalitaire. Ce n'est pas une exclusivité de l'islam...
Bien sûr. Les religions polythéistes, du fait de la diversité des dieux, sont moins enclines à ça. Il y a une place pour la négociation. Pour les naissances, vous vous adressez au dieu de la fertilité, en cas de décès au dieu de la mort... Vous n'êtes pas sous un contrôle unique. Mais les monothéismes, avec un Dieu jaloux, ont par essence quelque chose de totalitaire. Prenez l'épisode du sacrifice d'Abraham. Vous avez un père qui doit tuer son fils. Il faut obéir à une loi, en ignorant tout rationalisme ou dimension humaniste. Si le leader dit : « tue », vous obéissez... Les théologiens juifs et chrétiens ont par la suite transformé cette histoire en expliquant qu'il ne faut plus tuer d'êtres humains pour plaire à Dieu. Mais dans le Coran, c'est une preuve que si Dieu vous donne un ordre, vous l'exécutez. C'est un argument-clé des martyrs, pour qui il ne faut pas se soucier du sang versé, car Dieu sait ce qui est le meilleur pour vous.
Pour vous, il est artificiel de séparer islam et islamisme. Pourquoi ?
J'ai d'abord pensé qu'il était juste de dire que l'islam et l'islamisme sont deux choses bien distinctes. Mais j'en suis arrivé à la conclusion que ce n'est pas rendre service aux musulmans. Il s'est passé la même chose avec le communisme, quand on expliquait que la théorie marxiste est bonne, et que c'est simplement la pratique stalinienne qui était mauvaise. En faisant cela, on ne critique jamais le fond des choses. Qu'est-ce que l'islamisme ? C'est la volonté de contrôler le monde. D'où cela vient-il ? Du Coran et de la pratique du Prophète. Il veut faire de l'islam une religion universelle, quitte à utiliser la violence. L'invention de l'islamisme est dans la naissance même de l'islam. Les frontières entre les deux sont très floues.
Mais la majorité des musulmans vivent pacifiquement !
Bien sûr. C'est pour ça qu'il faut distinguer l'islam comme idéologie et les musulmans en tant qu'êtres humains. La majorité d'entre eux ne connaissent pas le Coran dans son intégralité. Et la majorité des croyants ne transposent pas tout ce qu'ils ont lu dans le Coran dans leur vie de tous les jours. Une victime yézidie d'un des commandants de Daech a raconté qu'il lui a dit qu'en la violant, il se rapprochait de Dieu. Qui sur terre sortirait une telle horreur s'il n'avait pas lu des textes expliquant que Dieu offre les femmes et les esclaves comme un présent ? Seules les religions peuvent vous convaincre que vous faites le bien en commettant des actes monstrueux. Heureusement, les croyants tirent de la religion des aspects qui leur ressemblent. Les musulmans pacifiques retiennent du Coran les passages pacifiques, tout comme les djihadistes citent les passages les plus guerriers. Chacun y trouve ce qui renforce son identité.
En politique, vous ne croyez pas aux « islamistes modérés », comme on a un temps pu présenter Erdogan. L'islam ne serait-il pas compatible avec la démocratie ?
Non, tout comme le christianisme ou le judaïsme. Si ces religions détiennent le pouvoir, elles ne sont pas compatibles avec la démocratie. D'abord parce que Dieu est le législateur, et non pas les humains, car il en sait plus que nous. Deuxièmement, parce que la démocratie suppose l'égalité entre tous les humains. Dans l'islam, il y a les humains en première classe – les musulmans –, d'autres en seconde classe – les juifs et les chrétiens –, et puis les non-croyants, qui n'ont aucune place. Enfin, la démocratie suppose une autonomie de l'individu, de son esprit comme de son corps. L'islam intervient jusque dans les domaines les plus intimes, et me dit quand je peux faire l'amour et avec qui. C'est pour ça que les États islamiques ont tant de problèmes avec les droits de l'homme. Mais, et je me répète, cela ne signifie bien sûr pas que les musulmans en tant que personnes ne peuvent pas être démocrates. Beaucoup sont profondément démocrates, mais ils ne tirent pas cela de la loi islamique, mais de leur expérience personnelle. En démocratie, les religions peuvent être représentées par des groupes d'influence au même niveau que les autres lobbys, mais elles ne peuvent pas être au-dessus des autres et détenir le pouvoir. Prenez le Vatican, on ne peut pas appeler ça une démocratie (rires). J'adore le pape François, mais il reste un dictateur.
Vous votez SPD, mais vous vous êtes plusieurs fois exprimé dans des meetings du parti populiste AFD (Alternative pour l'Allemagne). Ne jouez-vous pas le jeu de l'extrême droite ?
J'ai été invité par tous les partis : SPD, CDU, Verts, libéraux... Je m'exprime librement. Et à quoi sert la démocratie si ce n'est de discuter avec des gens qui ne sont pas d'accord avec vous ? Quand j'ai parlé devant l'AFD à Berlin et à Munich, c'était à un moment de polarisation importante autour des migrants. Autour, il y avait des manifestations antifascistes. J'ai dit que ces clivages étaient un poison, et qu'il fallait prouver que nous sommes toujours une démocratie dans laquelle on peut discuter sereinement. Nous avons besoin d'un débat sérieux sur l'islam, mais nous devons aussi épargner les réfugiés, qui ne peuvent pas se défendre. Parlons de politique, mais ne laissons pas la colère nous emporter contre ces musulmans. Nous avons besoin d'eux si nous voulons vaincre le terrorisme et devenir une vraie société multiculturelle.
Dans le livre, vous êtes très critique envers Thilo Sarrazin, figure de proue en Allemagne des positions contre l'immigration musulmane.
Parce qu'il stigmatise ces gens et ne croit pas en leur potentiel. Pour l'extrême droite, l'islam comme idéologie et les musulmans comme personnes humaines sont la même chose. Mais non !
L'Allemagne a elle aussi été touchée en juillet par le terrorisme. Cela marquera-t-il un tournant similaire aux agressions sexuelles de Cologne, qui ont traumatisé l'opinion dans votre pays ?
Cologne a mis fin à une période d'optimisme. Les Allemands avaient fait un accueil chaleureux aux migrants, les attendant dans les gares avec fleurs et ours en peluche. Il y avait un sentiment joyeux. Mais Cologne a mis un terme à ça, car personne ne pensait qu'une intimidation de masse comme ça envers des femmes pouvait arriver en Allemagne. Maintenant, après le terrorisme en juillet, on se demande s'il faut s'habituer à des attentats tous les jours dans les médias. Entre le 11 Septembre et les attentats de Madrid ou Londres, il y avait plusieurs années. Mais depuis le Bataclan, le rythme s'est accéléré. Les gens se disent qu'il doit y avoir une corrélation entre la présence des musulmans dans notre société et ce terrorisme, car il n'y a pas d'attaques dans un pays comme... (il hésite)... disons l'Islande. La société n'est pas prête à digérer ça d'une manière sereine. N'oubliez pas que l'Allemagne est une démocratie récente, en comparaison avec vous. En France, avec votre Révolution et votre Marseillaise, vous avez toujours une mystique nationale à offrir aux immigrés. En Allemagne, la démocratie est née d'une catastrophe, le nazisme. Quelle identité peut regrouper tous ces gens ensemble ? Les Allemands se sentent fébriles face à ça, les Turcs émigrés en Allemagne votent en majorité pour Erdogan en dépit de toutes ses violations démocratiques, et les réfugiés sont venus ici avec des illusions – une belle maison, un travail –, mais ils se retrouvent dans des cagibis et n'ont guère de perspective de devenir des membres de cette société. Tout cela va créer des tensions. Le débat politique devient très nerveux. Mais j'espère montrer qu'on peut parler de ces choses sans avoir peur. On peut battre l'extrême droite comme l'islamisme si nous croyons profondément en notre démocratie.
« Le futur appartient au multiculturalisme et à la flexibilité », écrivez-vous dans le livre. « Ceux qui pratiquent l'hygiène identitaire et érigent des remparts autour de leur culture ou de leur religion ont perdu la partie depuis longtemps. » Vous restez donc optimiste ?
La démocratie ne peut jamais être détruite de l'extérieur. Ce n'est que de l'intérieur, quand les gens abandonnent leurs principes ou deviennent indifférents, qu'elle peut s'écrouler. Battons-nous pour nos valeurs, et nous gagnerons contre les extrémistes – nationalistes comme islamistes –, car nous avons le meilleur modèle, qui fascine bien plus de gens à travers le monde que l'islamisme. Mais si nous permettons aux terroristes de nous intimider, et si nous les laissons censurer notre imagination artistique ou nos livres par peur de heurter des sensibilités religieuses, nous allons perdre. Ce qui m'effraie le plus, c'est la peur qui paralyse ou qui rend violent. N'opposons ainsi pas la haine à la haine en suivant la logique primitive des extrémistes. Mais je continue à croire dans le bon sens et l'esprit de ce continent. Nous avons atteint le meilleur niveau de vie de toute l'histoire humaine. C'est un fait, ce n'est pas une utopie, concept qui a toujours débouché sur des catastrophes. L'Europe n'est pas parfaite, mais c'est un projet collectif sur lequel il faut travailler tous les jours !
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